Ce que l’opéra raconte (3/4) : au miroir du réel

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Massacre © Patrice Nin

Cet article fait partie du dossier « Ce que l’opéra raconte, esquisse de cartographie ».

Est-ce parce que l’actualité n’a cessé de donner le sentiment de s’accélérer que, dans les nouvelles manières de « faire récit » à l’opéra, celle-ci a pu infléchir le sens des œuvres, ce dont témoignent deux exemples récents.

L’Inondation
Francesco Filidei (musique), Joël Pommerat (texte).
Création : Opéra-Comique, septembre 2019.

Un couple adopte une adolescente. Celle-ci tisse des liens intimes avec l’homme, provoquant la jalousie de l’épouse. La très jeune fille disparaît puis revient enceinte. Une petite fille naît, que le couple accueille, mais on ne peut échapper aux fantômes des violences passées…

Représentée à l’Opéra-Comique en 2019, l’Inondation partage avec Shirine la modification du regard que nous pourrions poser sur l’œuvre au prisme d’évènements – extérieurs au récit intrinsèque de l’œuvre – ayant suivi sa création.

L’œuvre de Francesco Filidei interrogeait la violence de l’intime, celle qui se loge au cœur des foyers, et le déplacement des relations d’autorité parentale vers le sexuel dont le personnage principal est la victime. En 2020, la soprano Chloé Briot, rôle-titre de l’œuvre, dépose plainte pour agression sexuelle contre l’un de ses collègues chanteurs dans la production. Emblématique de la libération de la parole autour des violences sexuelles et sexistes, objet d’une médiatisation intense, cette plainte percute à bien des égards le récit de l’Inondation tout en posant la question de la responsabilité institutionnelle dans la protection des artistes (affaire en cours d’instruction).

Shirine
Thierry Escaich (musique), Atiq Rahimi (texte).
Création : Opéra national de Lyon, mai 2022.

Inspirée du poème traditionnel Khosrow et Chîrîn de Nezâmî, Shirine réunit l’écrivain Atiq Rahimi, le compositeur Thierry Escaich et le metteur en scène Richard Brunel. Ce portrait d’une princesse arménienne est doublement pris dans l’actualité du monde contemporain : initialement programmé pour la saison 2019-2020 de l’Opéra de Lyon, Shirine sera créé deux ans plus tard, en mai 2022. En août 2021, l’Afghanistan tombait aux mains du régime taliban. La destinée de la souveraine arménienne dans les méandres de la Perse – actuel Iran – évoquée par un écrivain franco-afghan – Atiq Rahimi – prend un tout autre visage à l’aune du devenir tragique des femmes de la région afghane. Entendrons-nous le récit de Shirine sans penser à celles qui vivent désormais dans une prison sans clés ? De quelle manière le récit de l’œuvre sera-t-il infléchi dans la perception des spectateurs et des spectatrices par cette actualité ? Shirine rappelle – s’il en était besoin – combien un récit noue une relation impalpable entre ceux qui écrivent, ceux qui jouent… et ceux qui écoutent.

L’AUTEURE
Charlotte Ginot-Slacik est spécialiste des relations entre musique et politique au xxe siècle. Elle est docteure en musicologie et enseigne au CNSMD de Lyon. Elle a publié Musiques dans l’Italie fasciste (coécrit avec Michela Niccolai, Fayard, 2019), récompensé en 2020 par le Grand Prix France-Musique/Claude Samuel. Ses recherches interrogent actuellement la représentation de la Méditerranée sur les scènes lyriques. Comme dramaturge, elle collabore en parallèle avec l’Orchestre national du Capitole et travaille régulièrement avec l’Opéra national de Lyon, l’Opéra national de Lorraine, l’Opéra de Paris, etc