Ce que l’opéra raconte (2/4) : raconter le monde

You are currently viewing Ce que l’opéra raconte (2/4) : raconter le monde
Massacre © Patrice Nin

Cet article fait partie du dossier « Ce que l’opéra raconte, esquisse de cartographie ».

Massacre
Wolfgang Mitterer (musique), Stephan Müller et Wolfgang Mitterer (texte) d’après Massacre à Paris de Christopher Marlowe.
Création : Wiener Festwochen, Vienne, Juin 2003.

Repris et retravaillé en 2015 au Théâtre du Capitole de Toulouse, Massacre interroge la perpétuation des guerres au nom de l’intolérance. Ce faisant, l’Autrichien Wolfgang Mitterrer perpétue la tradition d’un opéra politiquement engagé, omniprésent sur les scènes lyriques de la seconde moitié du xxe siècle (Luigi Dallapiccola, Il prigioniero, Luigi Nono, Intolleranza 1960, etc.). Consacré à la nuit de la Saint-Barthélemy, le texte de Christopher Marlowe y est directement mis en lien avec l’invasion américaine en Irak.

« Ce qui m’a interpellé avant tout, analyse Mitterer sur cet événement contemporain de la genèse de son œuvre, était que l’affrontement me semblait avoir lieu pour des raisons d’argent, d’intérêt, de possession… sous d’apparentes raisons philosophiques d’opinion ou de croyance. »

La cruauté musicale et littéraire de Massacre rappelle combien les désastres semblent voués à la répétition. Cette vision négative de l’histoire se clôt par une interrogation lancinante  « Tout fait naufrage, tout part en lambeaux, tout se défait. Où puis-je aller, où, où aller ? » tandis, qu’en parallèle, résonnent des cantates de Bach superposées et fragmentées. L’avenir représenté par Henri IV semble offrir une piète alternative à la violence des temps présents.

Innocence
Kaija Saariaho (musique), Sofi Oksanen (texte)
Création : Festival d’Aix en Provence, juillet 2021

« Personne n’est innocent. »

Neuf langues se mêlent dans Innocence de Kaija Saariaho, et autant de temporalités pour évoquer une tuerie de masse dans un lycée international. Enfant morte sans cesse ré-invoquée par sa mère, culpabilité des survivants, souvenirs de la catastrophe, et jusqu’aux fautes les plus intimes, sévèrement cachées dans l’ombre des foyers. Deux drames se mêlent, entre celui de la tuerie passée et son impossible oubli présent. La violence contemporaine régulièrement évoquée au cinéma par Gus van Sant prend ici des allures de tragédie antique, tant la mécanique dramaturgique mise en œuvre n’épargne aucun des personnages.

Zylan ne chantera plus
Diana Soh (musique), Yann Verburgh (texte).
Création : Opéra national de Lyon, novembre 2021 (monodrame itinérant).

Un jeune chanteur pop, issu d’un pays autoritaire, ayant publiquement revendiqué son homosexualité rentre dans sa terre natale, puis disparaît. Ce pourrait être un fait divers. La disparition de Zylan est avant tout politique. Sa famille reçoit ensuite des vidéos où le jeune homme assure être heureux et en bonne santé, avant que celles-ci s’arrêtent.

Pour ce sujet actuel tiré d’une histoire vraie, le cadre des contraintes musicales est fort : un seul chanteur-récitant, trois musiciens  violoncelle, percussions, guitare électrique et une déclamation susceptible d’éviter le surtitrage habituel sur les scènes lyriques. Monodrame pour aujourd’hui, destiné à sortir hors des murs de l’opéra afin de rencontrer d’autres publics, Zylan ne chantera plus inscrit dans sa narration même les contraintes de celles et ceux auquel il est destiné : un public adolescent, non nécessairement familier de l’opéra. Diana Soh invente une langue musicale mêlant l’esthétique pop – que chante Zylan – à l’écriture contemporaine, notamment par le travail sur le timbre instrumental. Le choix d’une déclamation entièrement compréhensible témoigne d’une mise en cohérence entre le choix d’un tel sujet et son actualité contemporaine, sa destination et les moyens musicaux mis en œuvre.

L’AUTEURE
Charlotte Ginot-Slacik est spécialiste des relations entre musique et politique au xxe siècle. Elle est docteure en musicologie et enseigne au CNSMD de Lyon. Elle a publié Musiques dans l’Italie fasciste (coécrit avec Michela Niccolai, Fayard, 2019), récompensé en 2020 par le Grand Prix France-Musique / Claude Samuel. Ses recherches interrogent actuellement la représentation de la Méditerranée sur les scènes lyriques. Comme dramaturge, elle collabore en parallèle avec l’Orchestre national du Capitole et travaille régulièrement avec l’Opéra national de Lyon, l’Opéra national de Lorraine, l’Opéra de Paris, etc.