Ce que l’opéra raconte (1/4) : récits anciens, dispositifs contemporains

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Massacre © Patrice Nin

Cet article fait partie du dossier « Ce que l’opéra raconte, esquisse de cartographie ».

Written on Skin
George Benjamin (musique), Martin Crimp (texte).
Création : Festival d’Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, juillet 2012.

Un triangle amoureux classique, formé par l’épouse, le mari et l’amant, la punition cruelle et cannibale de l’adultère – le cœur de l’amant offert à manger à l’épouse infidèle, la libération dans la mort, enfin, pour la femme enfermée. Le schéma narratif de Written on Skin est ancien. Martin Crimp, George Benjamin, et Katie Mitchell pour la mise en scène le placent à distance en combinant une légende médiévale, celle du « cœur mangé » du troubadour Guilhem de Cabestany, à la thématique contemporaine de la servitude puis de la révolte féminine. « Une histoire ancienne observée du point de vue contemporain », raconte George Benjamin. Cette distanciation passe aussi par une autonarration où les personnages racontent à la troisième personne l’histoire qu’ils jouent, mettant en exergue le caractère artificiel du théâtre pour inventer d’autres potentiels expressifs.

Ainsi, Martin Crimp propose d’élever « le langage quelques centimètres au-dessus du sol, et cet interstice est une invitation à la musique[1] ». Martin Crimp et George Benjamin firent le choix de substituer à la figure de l’amant-musicien – le troubadour Guilhem de Cabestany celle d’un enlumineur venu représenter Agnès et Le Protecteur son époux. L’image de l’enluminure symbolise aussi les choix narratifs de Written on Skin par la mise en place d’une double temporalité : deux anges, au bord du tableau, de la maison ou de la miniature, se penchent sur le devenir des personnages. En parallèle, ceux-ci poursuivent leur destinée. Ce dispositif rigoureux, où chacun des personnages possède un cadre scénique délimité, est redoublé par le procédé de distanciation des personnages eux-mêmes. À cet égard, Martin Crimp précise :

« J’ai consciemment élaboré deux méthodes d’écriture pour la scène : l’une consiste à écrire des scènes dans lesquelles des personnages incarnent une histoire selon un mode conventionnel, […] l’autre en une forme de drame narrativisé dans lequel c’est l’acte de raconter même qui est théâtralisé[2]. »

L’irréalité générée par une telle technique permet, paradoxalement, d’offrir toute sa place à la musique.

[1] Cité par Pierre Rigaudière in L’Avant-Scène Opéra, n° 276, Written on Skin, septembre 2013.
[2] Martin Crimp, in L’Avant-Scène Opéra, n° 276, Written on Skin, septembre 2013.

L’AUTEURE
Charlotte Ginot-Slacik est spécialiste des relations entre musique et politique au xxe siècle. Elle est docteure en musicologie et enseigne au CNSMD de Lyon. Elle a publié Musiques dans l’Italie fasciste (coécrit avec Michela Niccolai, Fayard, 2019), récompensé en 2020 par le Grand Prix France-Musique / Claude Samuel. Ses recherches interrogent actuellement la représentation de la Méditerranée sur les scènes lyriques. Comme dramaturge, elle collabore en parallèle avec l’Orchestre national du Capitole et travaille régulièrement avec l’Opéra national de Lyon, l’Opéra national de Lorraine, l’Opéra de Paris, etc.